Dans une France encore murée dans ses silences, avant les cris de libération des années 70, avant Simone Veil, avant la loi, il y avait des femmes. Des femmes comme Élise.
C’était en 1967. Élise avait 24 ans, elle travaillait dans une usine textile à Lyon. Fille d’un cheminot et d’une couturière, elle avait grandi dans un foyer modeste, élevé dans le respect du travail, de la discrétion, et d’une morale catholique qu’elle n’avait jamais eu le cœur de rejeter, mais qu’elle ne parvenait plus à suivre.
Quand elle rencontra Paul, jeune ingénieur muté de Toulouse, ce fut comme une fenêtre entrouverte sur un monde plus doux. Ils s’aimèrent, sans promesse, sans lendemain, mais avec une sincérité fébrile. Et puis il y eut le retard. L’absence de règles. Le vertige. La peur.
Car en 1967, en France, l'avortement était un crime. Un mot que l’on ne prononçait pas. Une honte que l’on portait à jamais sur soi. Élise ne pouvait en parler à personne. Pas à sa mère. Pas à ses amies. Et Paul… Paul était reparti, muté ailleurs, sans savoir.
Elle se tourna alors vers ce qu’on appelait « les anges noirs » — ces femmes de l’ombre, celles qui aidaient malgré la loi, malgré le danger. C’est ainsi qu’elle frappa à la porte de Madame Rosa, dans un appartement minuscule de la Croix-Rousse. Madame Rosa avait été infirmière pendant la guerre. Elle ne demandait pas d’argent, seulement du courage.
C’était une nuit de février. Il faisait froid. Le poêle marchait à peine. Et sur une table, recouverte d’un drap propre, Élise se coucha. Il n’y eut ni anesthésie, ni tendresse. Juste la main de Rosa qui serrait la sienne. Et les larmes silencieuses d’Élise quand tout fut fini.
Elle faillit mourir. Infection, fièvre, saignements. Mais son corps, à défaut de son cœur, survécut.
Pendant des années, Élise n’en parla à personne. Elle se maria, plus tard, avec un professeur d’histoire. Eut deux enfants. Devenant mère, elle ne cessa de penser à celui ou celle qu’elle n’avait pas pu accueillir. Non pas avec regret, mais avec cette mélancolie particulière de ceux qui ont dû choisir entre vivre ou s’effacer.
En 1975, elle suivit à la radio le discours de Simone Veil. Les mots frappaient comme des cloches de vérité : « aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. » Élise pleura ce jour-là. Pas seulement pour elle, mais pour toutes les autres.
Elle ne raconta cette histoire qu’une seule fois, bien plus tard, à sa fille, quand celle-ci eut vingt ans. Elle lui dit :
— Tu vis dans un monde où tu peux choisir. Souviens-toi que ce droit, d’autres l’ont payé en silence.
Et sa fille, les yeux brillants, l’embrassa sans un mot. Car dans les creux de cette douleur transmise, il y avait une force ancienne, comme un lys poussé entre les pierres. Une force de femme. Une force de vie.
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